Plutôt que de suivre, dans leur succession chronologique, tous les moralistes de la Grèce, M. R. a choisi trois thèmes principaux dont il retrace le progrès : notion de bien moral, bonheur et vertu, conditions psychologiques de l'acte moral. Cette méthode, de beaucoup la plus intéressante, n'a contre elle que sa difficulté. Elle n’exige pas seulement qu'on ait tout lu, il y faut encore ces longues méditations qui permettent de dominer un immense champ d'études. Maintes années d'enseignement conféraient à l'auteur une pareille maîtrise: il en est résulté un ouvrage à la fois très dense et très clair que tout bachelier devra lire.
La première partie expose comment s’est formée, puis a évolué, en Grèce, la notion de bien moral. On ne voit d'abord qu'une société instable et inorganisée où familles et clans s'entredéchirent. D'autre part, en ce qui regarde les rapports de l'homme et de ce qui le dépasse, la croyance en des forces occultes que l’on repousse ou attire au moyen de rites magiques « défensifs on propitiatoires » (p. 4). Un double progrès fait passer du clan à la cité, c'est à dire à un droit stable et fondé en raison, et de la notion de force occulte à celle d'un ordre divin qui, tôt déjà, tend à une sorte de monothéisme. Certaines idées maîtresses vont devenir le catéchisme de la Grèce : l'idée de modération et de son contraire, l'hybris. L'idée de justice et de loi (écrite ou naturelle) : l'idée d'ordre, dans la cité et dans le monde (p. 3-11). Différents courants religieux viennent enrichir ce progrès. L'orphisme ou, du moins, les croyances qu'on résume sous ce nom, insiste sur la valeur de l’âme et la rétribution après la mort (p. 11-15). La religion de Dionysos apporte les notions d'extase et d'inspiration. La sagesse apollinienne, celles d'harmonie et de claire raison (p. 15-18).
Après avoir fait leur part aux grands Présocratiques, « métaphysiciens qui s'ignorent » (p. 23) et aux Sophistes dont il pense, fort justement à mon sens, qu'on ne peut donner une définition commune (p. 24-26), l'auteur aborde le héros de la morale grecque, Socrate (p. 26-33), et ses disciples. Il dégage en Socrate trois tendances : une tendance proprement philosophique — recherche de l'« espèce » morale immuable et universelle, une tendance mystique — démonisme, extases, influence merveilleuse du Maître sur ses disciples, une tendance ascétique (p. 32, intéressant rapprochement entre l’« amour socratique » et l'« ironie »). Non moins complexe est le système moral de Platon (p. 36-45). Le trait le plus apparent en est sans doute l'opposition, si fortement marquée, de l'âme et du corps {p 36-38). Mais cette idée, en quelque sorte négative, n'est pas la plus féconde. Il importe davantage de considérer que cette âme, qui constitue notre individualité véritable, nous met en relations avec Dieu : son bien, c'est à dire le bien de l'homme même, est d'imiter Dieu, de s'assimiler à Dieu : c'est désormais le Bien en soi qui règle la conduite morale. Et d’autre part, « si le Bien n’est pas seulement principe par rapport à la conduite, mais aussi par rapport à la nature des choses, alors notre conduite, pour autant qu’elle s’efforce de se conformer au bien, s'intègre ainsi dans l'ordre, bon et vrai, de le Nature » (p. 40). Comme « la Nature, bien comprise est pénétrée de moralité », on peut dire que la morale mystique de Platon est en même temps une morale naturaliste (p. 42), le mot Nature étant pris, ici, dans un sens métaphysique propre à Platon. Cette haute morale n’est pourtant pas inhumaine, Platon a fort bien conscience des nécessités de l’existence, comme le prouve la définition de la « vie mixte » dans le Philèbe. En résumé, « l'idéal moral a été le motif prépondérant de la philosophie de Platon, dans toutes ses parties comme en tous ses moments » p. 45.
En rejetant la notion de Bien en soi, en n'admettant qu'un bien propre à chaque être, et dérivant, pour cet être de son essence même, Aristote {p. 45-51) s'oppose à Platon d'une manière catégorique. Ce n'est pas seulement par la méthode, tout empirique (p. 46-49). Le changement tient à des motifs philosophiques profonds (p. 49). Le bien n'est pas une réalité transcendante, un universel qui puisse s’appliquer univoquement à toutes les choses bonnes : il est analogique, ensemble fin et forme indissolublement unie à une matière, et « il y à donc autant de biens différents qu'il y a in concreto de modes différents d'activité » (p. 49). C’est, dès lors, la connaissance de ces modes qui déterminera la connaissance des biens correspondants. Or on agit en vue de quelque chose, et le terme dernier de l'activité humaine est le bonheur, ou, pour préciser encore, « le bonheur s'épanouissant en plaisir » {p. 50). On revient ainsi à une définition de la « vie mixte », mais fort différente de celle du Philèbe, puisqu'on a rejeté cette règle supérieure à l'homme que constituait le Bien transcendant (p. 31).
Les spéculations morales dépendent pour une grande part du cadre social dans lequel l’homme agit. Quand ce cadre n'est plus une cité autonome de faible extension où tout homme libre exerce (et doit exercer) ses droits de citoyen, mais une vaste monarchie gouvernée par un autocrate, ce n'est plus aussi l'ensemble de la polis, mais l'individu comme tel qui devient « le centre des perspectives qui ont rapport à la conduite » (p. 52). Tel est le premier aspect commun des morales hellénistiques. Il en est un autre, la préoccupation du salut, où qu'on le cherche, dans une notion réfléchie du plaisir (Épicure, p. 51-57), ou dans l'union sans réserve avec un Dieu conçu comme la Loi du Monde (Stoïcisme, dont M. R. décèle finement les internes contradictions, p. 57-65), ou enfin dans les diverses formes d'un mysticisme tantôt bien trouble et proche de la magie, tantôt, comme chez Plotin, nourri de pensée grecque et pleinement hostile à la gnose (p. 65-70).
En conclusion, M. R. cherche à définir l'originalité propre du christianisme dans cette lente élaboration du bien moral. Il met en relief l'amour pour l'homme d'un Dieu Père commun de tous et tenu, sans conteste, pour une personne morale : cette caractéristique me paraît très juste. Les autres analyses de l'ouvrage, sur la vertu, sur l'acte moral, n'ont pas moins de précision et de finesse. L'ensemble forme une introduction indispensable à l'étude des textes mêmes.
Festugière André-Jean. 11. Robin (Léon). La morale antique (Nouvelle Encyclopédie philosophique, 17). 1938. In: Revue des Études Grecques, tome 52, fascicule 244, Janvier-mars 1939. pp. 212-213.