Préface de I. D. McFarlane.
Jean Dorat? Le maître et l'ami de Ronsard, l'inspirateur de la Pléiade. Un poète français, mais d'expression latine. Un helléniste aussi, professeur au Collège royal (de France). Un humaniste en somme, né en 1508 et mort en 1588. Et un livre, remarquable, sur cet étonnant personnage qui, dès ses plus jeunes années, choisit d'écrire en latin, comme d'autres, aujourd'hui, adoptent un langage télévisuel, parce qu'il assure une audience. Le latin n'est plus ce qu'il était au temps de Dorat, mais ce personnage pluridimensionnel, « petit homme maigre au visage osseux de paysan limousin », mérite bien le beau et gros livre que lui consacre Geneviève Demerson.
Si les mérites et l’activité étonnante de Dorat n’ont jamais été appréciés à leur juste valeur, c’est peut-être parce que, comme dit l’auteur, « l’Histoire est généralement dure pour la mémoire des professeurs », à moins que ce ne soit parce que le père spirituel de Ronsard fut le panégyriste forcené de la Saint-Barthélemy. Si Dorat reste un auteur méconnu, c’est, à n’en pas douter, parce qu’il avait choisi d’être « Latineur », ce qui ne l'empêcha pas de glorifier le jeune Ronsard d’avoir fait une œuvre française : il le fit en latin, une langue dont il maîtrisait toutes les ressources et qui, en 1550, était encore une réalité vivante. Renoncer au latin aurait été pour lui une véritable amputation, comme en témoigne, en 1567, sa controverse avec Ramus à propos de l’usage du français au Collège royal.
Le choix du latin, c’est justement le titre du premier chapitre du livre. G. Demerson ne nous laisse rien ignorer des motivations de Dorat et des problèmes de la « fabrique renouvelée », comme dit Du Bellay, problèmes graves, de fond autant que de forme, comme en témoigne déjà la bataille du Ciceronianus d’Érasme, ce règlement de comptes qui, plus qu’une querelle littéraire, est sans doute la première crise d'identité de l’humanisme de la Renaissance. L'ouvrage d’Érasme posait les vraies questions sur la nature et les limites du retour aux sources, sur l’imitation, sur le passage du verbe au Verbe, du paganisme au christianisme, et donc sur la translatio studii. Sur ce sujet, et sur d’autres (le pacifisme de Dorat, par exemple), on aurait aimé que l’auteur confrontât les idées du néolatin Dorat avec celles d’Érasme.
Le chap. II est consacré à l’esthétique de Dorat, ce professeur dont l’univers est plein de chants, ce poète qui regrettait que la nature ne l’ait pas doué pour les arts plastiques et qui a travaillé fraternellement aux côtés des artistes, ce créateur des fêtes données à la cour des derniers Valois.
Le chap. III retrace l’évolution spirituelle d’un homme qui entretint des rapports avec Guillaume Postel, fréquenta assidûment le cercle de Brinon, eut connaissance des doctrines des «Libertins spirituels», de quelqu’un qui pratiqua beaucoup Lucien, évolua vers le déisme et fit preuve d’une totale indifférence dogmatique avant sa « conversion » de 1571. Ouvrier de la onzième heure, pour qui la religion n’avait été au mieux, pendant de nombreuses années, qu’une attitude sociale, Dorat s’attache alors avec humilité et obstination à la lettre des rites,
Le chap. IV dresse le bilan de l’activité de Dorat, interpres Regius en même temps que poeta Regius. L'établissement du texte, le travail de correction fait partie intégrante de l’interpretatio, l’auditoire participant aux recherches et aux tâtonnements du maître. L'étape suivante fait de l’érudit un véritable devin, dont les conjectures fascinent les élèves, puis un glosateur plutôt qu’un traducteur. Le travail universitaire d’interprétation de Dorat est essentiellement fondé sur l’allégorie, le professeur n’excluant a priori aucun type d’explication. Disciple de Pétrarque, Dorat s’est lui-même essayé à l’écriture allégorique, comme l’auteur du Bucolicum carmen. Du commentaire allégorique à la divination, il n’y a qu’un pas, que n’hésite pas à franchir Dorat. En présence du mystère des mots, l’interprète applique trois procédés. Maître des mots, il leur fait subir les interrogations «étymologiques» les plus variées, pratique l’analyse syntagmatique et recourt à la paronomase. Très « cratylien », il se plaît à souligner — comme Érasme — que beaucoup de gens sont bien nommés. Pratiquant la technique anagrammatique, il cherche les mots cachés dans les mots. Il applique enfin la méthode cabbalistique, une sorte d’arithmétique des mots, précise et inexorable, dans la mesure où l’orthographe est fixée. Les secrets du monde ne l'attirent pas moins que les secrets du langage : qu’il commente des allégories ou s’efforce d'expliquer des songes ou de rendre compte de « prodiges », l'interprète met en œuvre la même aptitude à saisir des ressemblances, qui permet de traduire les signes qui forment le texte ou le grand livre du monde.
Les chap. V et VI intéressent davantage l’historien, puisqu’ils concernent l’humaniste confronté aux troubles civils et aux réalités politiques. L'auteur montre bien l’influence de Lucain et des auteurs latins qui ont traité des guerres civiles sur l’œuvre de Dorat, qui est toutefois nourrie aussi de son expérience personnelle. Elle distingue fort justement plusieurs étapes dans l'attitude du poète. Réagissant d’abord en humaniste érasmien, tolérant, favorable à Michel de l’Hospital, Dorat se durcit en 1567, s'adressant pour la première fois aux Réformés en les nommant «Huguenots» et en les qualifiant de « secte impie ». En 1570, il applaudit à la paix de Saint-Germain, pour une fois en français. Puis vient la Saint-Barthélemy, dont il fait l’odieux éloge, avant de reprendre son attitude « politique » d'avant le massacre. L'auteur cherche à comprendre Dorat, non à le juger, et regrette que l’image de la Saint-Barthélemy ait effacé toutes les autres.
La dernière partie du livre nous révèle l’humaniste juge de son temps, et d’abord des princes, dans l’intimité desquels il fut admis, François Ier étant à ses yeux le plus grand des rois de France. Familier des princes, Dorat a aussi pu regarder vivre les petites gens et il est attentif aux misères des humbles. Il a l’expérience de la Cour et des courtisans, ces êtres incultes et voraces au sens propre. Dressant le portrait de l’aristocrate exemplaire, il insiste sur le devoir des armes. Ses préférences vont à l'aristocratie de l’esprit qu’illustrent ses protecteurs juristes, cultivés voire même savants et irréprochables au point de vue moral, purs produits de l’éducation humaniste, une éducation dans laquelle les femmes ont un rôle à jouer. Ici encore, le nom d’Érasme est associé à celui de Dorat, encore que la famille Morel semble être une copie conforme de celle de Thomas More …
Geneviève Demerson a écrit un grand et gros livre sur un personnage qui, dans un siècle mouvementé qu’il a traversé presque tout entier, a voué sa vie aux lettres grecques et latines. C’est vrai qu’il y a du Pétrarque chez Dorat, encore qu’il paraisse souvent — surtout avant sa « conversion » — plus cicéronien — plus imbu de culture classique — que chrétien, sans être pour autant le singe d’un modèle unique dont se moque si durement Érasme — encore lui.
Bierlaire Franz. Demerson (Geneviève). Dorat en son temps. Culture classique et présence au monde. In Revue belge de philologie et d'histoire, tome 68, fasc. 4, 1990. Histoire - Geschiedenis. pp. 997-999.