... Aussi est-ce par les dialogues politiques, la République et le Gorgias principalement, que Mme Chanteur a ouvert son enquête, en nous montrant d'abord avec quelle pertinence leur auteur a su distinguer désir et besoins dans la genèse des cités corrompues : c'est en effet quand le désir, dont l'essence est dans la poursuite insatiable de tous les plaisirs, vient s'ajouter aux besoins naturels qui définissaient la cité de l'innocence primitive, que naissent les humeurs superflues et nuisibles, que surviennent toutes ces fièvres, ces passions, ces convoitises qui font les violences, les guerres et les multiples injustices caractéristiques des états dégénérés que nous connaissons. Qu'il s'agisse de la démocratie, qui prétend satisfaire tous les désirs de tous les citoyens et ôter toute entrave à leurs jouissances, de l'oligarchie, où les autres désirs ne sont tenus en bride qu'au profit de l'omnipotent désir de richesse, ou bien de la tyrannie, où ne règne que le caprice d'un seul, tous les régimes corrompus ont pour commun caractère que le logos y est mis entièrement au service de Yépithumia, par cet art tout puissant que prétend être la rhétorique. Chez un Protagoras, celle-ci n'est encore qu'un moyen d'asseoir le pouvoir de la loi, qui, en corrigeant les différences naturelles entre les hommes, doit assurer l'égalité des droits à la satisfaction des désirs, égalité qui définit précisément la démocratie. Mais chez un Calliclès, la rhétorique devient en revanche l'instrument permettant aux plus forts par nature de briser la contrainte des lois et d'assouvir ainsi leurs plus grandes envies. C'est pourquoi la logique du désir, en l'âme de l'homme aussi bien que dans la Cité, finit toujours par conduire à la tyrannie: le tyran est l'individu en qui la faim de toute-puissance et de jouissance ne connaît aucun maître, mais qui, de ce fait, devient lui-même l'esclave de cet appétit toujours insatisfait et des objets sensibles toujours fuyants qu'il s'est condamné à poursuivre sans trêve. Aussi bien est-ce dans l'âme du tyran que le désir révèle le mieux son essence et actualise toute sa puissance.
• Mais alors Yépithumia, facteur de discorde, de violence, d'illusions, ne serait-elle pour Platon que la racine indéracinable du mal en l'homme? Sans doute beaucoup ont-ils pu le croire, qui n'ont vu dans le disciple de Socrate qu'un contempteur du monde sensible et un incurable utopiste. Mais tout l'intérêt du livre de Mme Chanteur consiste précisément à nous montrer, dans sa deuxième partie, que l'anthropologie platonicienne est fondée sur cette idée maîtresse qu'à côté des appétits de pouvoir et de plaisir, il y a aussi en chaque homme un désir d'une tout autre nature, dont l'objet est la réalité immuable de l'Un-Bien: c'est le désir de sagesse et de vérité, qui seul peut mener au véritable bonheur auquel aspirent tous les humains...
≡ Extraits de : Follon Jacques. Janine Chanteur, Platon, le désir et la cité. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 79, n°41, 1981. pp. 97-99.