Extrait du sommaire :
• Paul Valéry, Variations sur les Bucoliques. Introduction du Dr A. Roudinesco.
• Virgile, Bucoliques. I et VIII. Traduction de Paul Valéry.
• Louis Guilloux, Sans date.
• Mircea Eliade, Le Mythe du Bon Sauvage.
• Jean Schumberger, Nielle.
≡ Lettre de Paul Valéry à A. Roudinesco, le 20 août 1944.
S'agissant donc pour moi de traduire ligne pour ligne le fameux texte de Virgile en français, et n'étant disposé à n'admettre, de moi comme des autres, qu'une traduction aussi fidèle que la différence des langues le permît, mon premier mouvement fut de renoncer à exécuter l'ouvrage qui m'était demandé. Rien ne me désignait pour l'accomplir. Mon peu de latin d'écolier était, depuis cinquante-cinq ans, réduit au souvenir de son souvenir ; et tant d'hommes des plus lettrés et des plus érudits (sans compter les autres) s'étant, au cours de trois ou quatre siècles, exercés à la traduction de ces poèmes, je ne pouvais espérer que de faire plus mal ce qu'ils avaient accompli supérieurement. J'ajoute, je confesse que les thèmes bucoliques n'excitent pas furieusement mon courage. La vie pastorale m'est étrangère et me semble ennuyeuse. L'industrie agricole exige exactement toutes les vertus que je n'ai pas. La vue des sillons m'attriste, — jusques à ceux que trace ma plume. Le retour des saisons et de leurs effets donne l'idée de la sottise de la nature et de la vie, laquelle ne sait que se répéter pour subsister. Je songe aussi à toute la peine monotone que veut le tracement régulier de rides dans la terre lourde, et je ne m'étonne point qu'on ait vu une peine afflictive et infamante dans l'obligation infligée à l'homme de « gagner son pain à la sueur de son front ». Cette formule m'a toujours paru ignoble. Que si l'on me reprend sur ce sentiment que j'avoue et que je ne prétends pas défendre, je dirai que je suis né dans un port. Point de champs alentour, des sables et de l'eau salée. L'eau douce y vient de loin. On n'y connaissait de bétail qu'à l'état de cargaison, plus morte que vive, pauvres bêtes suspendues entre ciel et terre, hissées à toute vapeur, agitant leurs pattes dans l'espace, reposées tout ahuries sur la poussière des quais ; et puis, troupeau poussé vers les trains sombres, trottant et trébuchant entre les rails des voies ferrées, sous le bâton de pâtres sans pipeaux.
BUCOLIQUE I
MÉLIBÉE
0 Tityre, tandis qu'à l'aise sous le hêtre,
Tu cherches sur la flûte un petit air champêtre,
Nous, nous abandonnons le doux terroir natal,
Nous fuyons la patrie, et toi, tranquille à l'ombre,
Tu fais chanter au bois le nom d'Amaryllis.
TITYRE
C'est un dieu qui me fit ces loisirs, Mélibée !
Oui, mon dieu pour toujours ! Un dieu de qui l'autel
Boira souvent le sang de mes tendres agneaux.
Vois mes bœufs, grâce à lui, librement paître, et moi
Jouer à mon plaisir de ce roseau rustique.
MÉLIBÉE
Je m'étonne encor plus que je ne te jalouse :
Le désordre est partout dans nos champs, et tout triste,
Je dois pousser au loin mes chèvres, et j'entraîne
Même celle qui vient de faire deux jumeaux,
Avec peine, dans un buisson, sur une pierre ;
Malheur souvent prédit, si ma mémoire est sûre,
Par le ciel foudroyant les chênes prophétiques.
Mais toi, révèle-moi quel est ce dieu, Tityre ?